L’interaction entre l’action et la perception peut influencer la perception que nous avons de notre corps, affirme le professeur Karmen Franinovic. Elle cite, à titre d’exemple, le feed-back acoustique qui peut être utilisé dans la réadaptation physique des patients ayant eu un accident vasculaire cérébral. K. Franinovic dirige la filière Interaction Design à la Haute École d’art ainsi que les projets de recherche dans les domaines Sonic Interaction, Movement Rehabilitation et Responsive Environments and Materials.
Les frontières entre le monde analogique et le monde numérique s’estompent. Qu’est-ce que cela signifie pour l’être humain et pour l’art aussi?
Pour moi, cette distinction est artificielle, car le numérique ne peut pas exister sans l’analogique. Le terme «numérisation» a été utilisé des millions de fois, des façons les plus diverses qui soient. Ce qu’il signifie réellement, c’est qu’on numérise quelque chose d’analogique, qu’on le rend calculable. Cette transposition de l’analogique dans le numérique est quelque chose qui se produit depuis des années et qui perdurera encore longtemps, de la cartographie de notre planète dans Google Maps jusqu’aux livres que l’on numérise.
Dans le monde de l’art, l’analogique a toujours et encore une grande importance. Lorsque un objet est vieux de 2000 ans et est vendu sur le marché de l’art, sa valeur est notamment définie sur la base de son authenticité analogique. Dès qu’on commence à s’intéresser au contenu numérique, ce critère n’est plus valable. Si l’analogique et le numérique se confondent dans l’art, on peut partir du principe que le matériel va gagner en importance. Autrement dit: le numérique et les programmes utilisés seront intégrés dans l’analogique, afin que la matière se dote d’aspects numériques. Par conséquent, les œuvres d’art interactives ou numériques pourront à l’avenir atteindre une valeur plus élevée sur le marché.
Quelle est la responsabilité des artistes dans un monde de plus en plus numérique?
La même que dans un monde analogique, à savoir mener une réflexion critique et proposer différentes visions de la réalité. La responsabilité est une notion importante dans la formation et l’apprentissage. J’essaie de former les étudiants dans ce sens, afin que chaque acte d’un designer ou d’un artiste puisse transformer la vie d’un être humain d’une manière ou d’une autre. Dès le début, les étudiants doivent être conscients du fait qu’ils ont le pouvoir et les moyens d’influencer les choses en créant des objets, des interfaces ou des espaces.
Vous dites que l’art est encore majoritairement analogique. Cela va-t-il rester ainsi?
Lorsqu’on observe la scène artistique, qu’elle soit numérique ou analogique, en essayant de savoir où se passe les choses intéressantes, on constate que c’est souvent dans la recherche. En Suisse, il s’agit d’une évolution récente. Dans d’autres parties du monde, comme en Australie, au Canada ou aux États-Unis, cette dernière est déjà en cours depuis un bon moment. Les artistes chercheurs qui évoluent en dehors du marché de l’art agissent de façon plus critique et expérimentale que ceux qui sont axés sur le marché. Loin du marché de l’art, la différence entre art numérique et art analogique n’a plus d’importance, parce qu’on ne cherche pas à savoir quelle matière ou quel objet se vend le mieux.
Dans votre livre «Sonic Interaction Design», vous essayez de rendre la discipline de l’Interaction Design plus accessible aux artistes et designers. Quelle est la valeur ajoutée de l’art interactif par rapport à l’art analogique?
L’observateur est perçu comme un élément de l’art, comme un participant, un créateur artistique ou même une matière. C’est ça, la grande différence entre l’art interactif et l’art analogique. Si l’on se réfère à l’histoire de l’art, il s’agit à 99% de la façon dont le public accueille l’art, mais il existe peu de domaines de recherche où l’on étudie la réaction des gens. L’interaction dans la conception permet cela. Le but de mon livre a été de montrer cette évolution et aussi d’inciter les gens à réfléchir à cette façon de voir les choses.
Pouvez-vous donner un exemple?
Je pense au feed-back acoustique: un bruit influence la façon dont les gens bougent. Ce principe peut être appliqué dans les projets de réadaptation physique, dans lesquels les personnes utilisent un genre de machine ou écoutent simplement certains bruits et réapprennent à marcher ou à faire bouger leur bras. Pendant qu’elles bougent, elles entendent certains bruits; ceux-ci leur indiquent si elles ont fait le bon mouvement ou non et ces personnes peuvent donc les corriger. Ceci est un exemple d’interaction entre l’action et la perception, et dans ce cas précis entre le bruit et le mouvement.
Dans quels domaines appréciez-vous le plus la numérisation, et dans lesquels aimeriez-vous quelquefois revenir au monde analogique?
Je ne crois pas en un monde dans lequel nous sommes tous assis dans des grottes et des salles vides dans lesquelles sont projetées de belles images, des odeurs, etc. Je trouve cette idée intéressante comme instrument de recherche, mais pas comme un futur source d’inspiration et plein d’espoir. Je travaille dans ce domaine parce que je m’intéresse au corps humain et à la façon dont il interagit avec son environnement. Pour moi, c’est l’expérience personnelle et sensorielle que nous faisons de notre environnement qui est importante. J’espère que dans le futur, on sera à nouveau davantage en mesure d’être plus présent. L’Embodied Interaction peut nous influencer dans ce sens. Au lieu de garder nos yeux rivés sur un écran, nous pouvons à l’avenir évoluer dans un environnement et y capter de façon sélective les informations voulues. Pour l’instant, notre attention est commandée par les produits numériques et nous nous laissons distraire par chaque bruit, chaque signal sonore de Twitter ou Facebook. J’espère que nous trouverons des moyens de mieux gérer cela, en intégrant le numérique et l’analogique l’un dans l’autre ou en les reliant ensemble.